Baxter s’exécute et démarre sa course dans les rues de Hyde Park, à Tampa en Floride, traversées par une douce brise synonyme de début d’automne.
— Tu habites Hyde Park donc… c’est un chouette quartier, dit Thomas. Tu t’y plais ?
— Oui. On y a emménagé avec ma femme à la fin de nos études, répond Baxter. Ça va faire 8 ans qu’on y est, maintenant.
— Et vous êtes toujours dans le même appartement ?
— Oui. On aimerait acheter une maison par ici, mais… c’est compliqué pour le moment.
— Tout est compliqué de nos jours, l’ami.
— Oui, mais pour nous, ça l’est vraiment. On a du mal à s’en sortir avec nos crédits étudiants, dit Baxter. Ma femme a dû prendre un poste de vendeuse dans un magasin de vêtements pour compléter son salaire de prof. Malgré ça, elle arrive à peine à épargner. On est encore loin d’avoir un apport acceptable pour compléter un crédit maison.
— Je comprends, mais tu n’es pas le seul dans cette situation. Tourne à gauche et arrête-toi sur la place centrale.
— On s’arrête au Hyde Park Village ?
— Tout à fait. Assieds-toi sur le premier banc que tu trouveras.
Au cœur du quartier portant le même nom, le Hyde Park Village est une place élégante, composée de magasins et restaurants chics. Arrivé au centre de celle-ci, Baxter trouve un banc auprès d’une grande fontaine et s’assoit.
— Qu’observes-tu autour de toi ? demande Thomas.
— Voyons voir…, dit Baxter en se concentrant. Il y a plusieurs magasins ouverts, surtout des magasins de vêtements et de bijoux. Il y a déjà beaucoup de monde à l’intérieur… c’est étonnant vu l’heure.
— Est-ce vraiment étonnant, l’ami ? Les magasins sont pourtant les temples des créatures les plus appréciées des entreprises : les consommateurs. Toute leur vie, ces personnes ont été conditionnées à consommer plus qu’elles ne produiront jamais de valeur. Créées de toute pièce par la publicité et le marketing, elles construisent leurs identités autour des séries, films, contenus de réseaux sociaux et influenceurs qu’elles regardent. Elles s’approprient les codes que ces supports marketing transmettent, et s’empressent d’acheter tout ce qui leur permet de se conformer à ce qu’elles pensent être, sans même réaliser qu’elles n’ont jamais eu le choix d’agir autrement. Ils font de la consommation une raison de vivre, une obsession qui dicte le rythme de leur vie, et à même d’expliquer leur déficit d’épargne, ou pire, leur abondance de dettes. La majeure partie d’entre eux n’a aucune idée de comment mettre de côté un peu d’argent, mais cela est volontaire, car leur enseigner cette notion nuirait aux intérêts économiques de ceux qui créent les règles du jeu. En ce sens, et bien malgré eux, ils sont les piliers zombifiés de notre société. Piliers, car indispensables au bon fonctionnement de notre société de consommation. Zombifiés, car ils sont incapables de comprendre ce qu’ils font, et pourquoi ils le font.
— Heu… je ne suis pas sûr de comprendre. Tout le monde ne peut pas s’offrir ce qu’il y a dans ces boutiques. J’ai beau vivre dans le même quartier qu’eux, je suis dans l’incapacité de m’acheter ce qui est vendu ici. J’en connais qui donneraient cher pour pouvoir s’offrir ces mêmes vêtements et sacs à main. Eux, ils l’ont en un claquement de doigts.
— Je vois… laisse moi t’éclairer davantage sur la nature humaine, l’ami. Lève-toi et prend la première rue direction sud.
Baxter se lève et reprend sa course. Il sort du Hyde Park Village et arrive dans une rue résidentielle.
— J’y suis, dit Baxter.
— Très bien. Peux-tu me décrire ce que tu vois ?
— Pas mal de choses. Des lézards me passent entre les pieds, dit Baxter venant d’en éviter un. Ils sont partout. Et des écureuils montent aux arbres. Bien sûr, il y a des maisons avec des pelouses bien tondues en façade.
— Peux-tu me décrire ces maisons ?
— Disons qu’elles sont toutes différentes. Certaines sont en bois, d’autres en béton.
— Elles sont différentes, répète Thomas. De tailles différentes ?
— Oui, également. Plus j’avance vers la baie, plus elles semblent grandes.
— D’accord. J’aimerais savoir, peux-tu m’indiquer le modèle de la voiture garée auprès de la maison la plus proche de toi ?
— Attends un peu…, dit Baxter en scrutant discrètement. C’est une Audi A5, couleur bleue métallisée.
— En voilà un beau modèle. À présent, comment est celle du voisin ?
— On dirait une Audi également, mais un autre modèle. C’est une S5.
— Je vois. Le modèle supérieur donc. Tu commences à saisir ?
— Attends…, dit Baxter soudainement saisi par un sentiment d’épiphanie. On dirait qu’ils font tout pour avoir mieux que leurs voisins.
Thomas commence à applaudir.
— Bingo, l’ami, dit Thomas. Voisins, familles, collègues… Aujourd’hui, tout le monde veut se sentir différent, et il y a une raison à cela. Ne t’es tu jamais demandé pourquoi nous sommes fascinés par les héros dans les films et les séries qu’on regarde ? Pourquoi apportons-nous de l’attention à ces influenceurs qui transforment leurs vies factices en histoires ? Pourquoi les hommes et femmes jouant dans nos publicités sont aussi charmants ? Parce que nous sommes conditionnés à désirer, puis à vouloir plus que ce que nous possédons, afin de nous sentir toujours un peu plus uniques. Ah… être unique. C’est cool. On fait des études sensationnelles, on s’achète une voiture exceptionnelle, on fait des voyages démentiels, et on s’achète une maison qui semble extraordinaire. Cool, vraiment. Jusqu’à ce qu’on réalise que mieux que nous existe dans le monde réel, et que l’herbe est peut-être plus verte dans le jardin d’à côté. Et c’est là que la machine s’enraye, que le citoyen lambda troque projets et rêves pour la pire monstruosité de notre société capitaliste : la volonté de réussir mieux que son entourage, dans le seul but de satisfaire son petit ego personnel, en concrétisant cette réussite par une possession de biens matériels produits en masse de meilleure gamme que ceux de nos proches, au lieu de la définir comme la création d’actions utiles à la société. Cette volonté honteuse finit par les démanger, avant de devenir obsessionnelle, au point de ne plus leur permettre d’apprécier leurs biens ayant des valeurs inférieures à ceux possédés par leurs proches. Ils consacrent ainsi cinq jours par semaine à travailler en vue de rembourser ces crédits contractés dans l’unique but d’en mettre plein la vue aux autres. C’est ça, avoir ce que l’on veut en un claquement de doigts. Triste vie finalement, non ?
Baxter sent son coeur s’emballer.
— Je crois que je commence à comprendre, dit-il.